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Maigret - Simenon

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— Mes bretelles ? cria Maigret, d’en haut.

— Dans le premier tiroir de la commode.

On vit redescendre Maigret, qui avait mis son manteau à col de velours et son chapeau melon. Il repoussa les œufs qui étaient servis et, malgré sa femme, but un quatrième verre de marc.

Il était cinq heures et demie quand la porte s’ouvrit et que les trois hommes se dirigèrent vers le taxi. Le moteur fut long à se mettre en marche. Mme Maigret grelottait dans l’entrebâillement de la porte, tandis que la lampe à pétrole faisait danser des lueurs rougeâtres sur les petits carreaux.

On pouvait croire que le jour naissait, tant il faisait clair.

Mais on était en février et c’était la nuit elle-même qui était couleur d’argent. Chaque brin d’herbe portait sa goutte de givre. Les pommiers du verger voisin étaient si blancs de gel qu’ils en paraissaient fragiles comme du verre filé.

— À dans deux ou trois jours ! lança Maigret.

Philippe, gêné, cria à son tour :

— Au revoir, tante !

Le chauffeur referma la portière de la voiture et, pendant les premières minutes, fit grincer ses vitesses.

— Je vous demande pardon, mon oncle…

— Pourquoi ?

Pourquoi ? Philippe n’osa pas le dire. Il demandait pardon parce qu’il sentait que ce départ avait quelque chose de dramatique. Il se souvenait de la silhouette de son oncle, tout à l’heure, près de l’âtre, avec sa chemise de nuit, ses vieux vêtements, ses pantoufles.

Et maintenant, il osait à peine le regarder. C’était Maigret, bien sûr, qui était à côté de lui, fumant sa pipe, le col de velours relevé, le chapeau sur le front. Mais ce n’était pas un Maigret enthousiaste. Ce n’était même pas un Maigret sûr de lui. Deux fois il s’était retourné vers sa petite maison qui disparaissait.

— C’est à huit heures qu’Amadieu arrivera rue Fontaine ? questionna-t-il.

— À huit heures.

Ils avaient le temps. Le taxi roulait assez vite. On traversa Orléans où s’ébranlaient les premiers tramways. Moins d’une heure après, on atteignit le marché d’Arpajon.

— Qu’est-ce que vous pensez, mon oncle ?

Des courants d’air les cherchaient dans le fond de la voiture. Le ciel était clair. À l’est, il commençait à se dorer.

— Comment a-t-on pu tuer Pepito ? soupira Philippe, qui ne recevait pas de réponse.

On s’arrêta au bout d’Arpajon pour se réchauffer dans un bistrot, et presque aussitôt ce fut le jour, avec un soleil pâle qui s’élevait peu à peu à la limite des champs.

— Il n’y avait que lui et moi dans…

— Tais-toi ! fit Maigret avec lassitude.

Son neveu, avec la mine d’un gamin pris en faute, se tassa dans son coin, n’osant plus détourner son regard de la portière.

On entra dans Paris alors que la fraîche animation du matin commençait. Ce fut le Lion de Belfort, le boulevard Raspail, le Pont-Neuf…

On eût dit que la ville venait d’être lavée à l’eau claire, tant les couleurs étaient pimpantes. Un train de péniches remontait lentement la Seine, et le remorqueur, pour annoncer sa flottille, sifflait en lançant des jets de vapeur immaculée.

— Combien y avait-il de passants rue Fontaine quand tu es sorti ?

— Je n’ai vu que celui que j’ai bousculé.

Maigret soupira et vida sa pipe en donnant de petits coups sur son talon.

— À quel endroit voulez-vous aller ? questionna le chauffeur, qui avait ouvert la vitre.

Ils s’arrêtèrent un moment sur le quai pour déposer la valise de Maigret dans un hôtel, puis ils reprirent leur place dans le taxi et se firent conduire rue Fontaine.

— Ce n’est pas tant ce qui s’est passé au Floria qui m’inquiète. C’est cet homme qui t’a heurté.

— Qu’est-ce que vous croyez ?

— Je ne crois rien !

C’était une de ses expressions favorites qui remontait du passé au moment même où il se retournait pour apercevoir la silhouette jadis si familière du Palais de Justice.

— Un moment, l’idée m’est venue d’aller tout raconter au grand patron, murmura Philippe.

Maigret ne répondit pas. Et jusqu’à la rue Fontaine, il garda dans les yeux la vision de la Seine coulant dans un fin brouillard bleu et or.

Ils s’arrêtèrent à cent mètres du 53. Philippe releva le col de son pardessus pour cacher son smoking, mais les passants se retournaient néanmoins sur ses souliers vernis.

Il n’était que sept heures moins dix. On lavait les vitres du bistrot du coin, le Tabac Fontaine, qui reste ouvert toute la nuit. Des gens qui allaient à leur travail y avalaient en hâte un café crème avec un croissant. Un garçon servait, un jeune Auvergnat noir de poil, car le patron ne se couchait pas avant cinq ou six heures et se levait à midi. Sur une table traînaient des bouts de cigares et de cigarettes autour d’une ardoise où s’alignaient des points de belote.

Maigret acheta un paquet de gris, demanda un sandwich, tandis que Philippe s’impatientait.

— Qu’y a-t-il eu, cette nuit ? questionna l’ancien commissaire, la bouche pleine de pain au jambon.

Et, tout en ramassant la monnaie, le garçon répondit sans émotion :

— On dit que le patron du Floria a été tué.

— Palestrino ?

— Je ne sais pas. Moi, je fais le jour. Et, le jour, on ne s’occupe pas des boîtes.

Ils sortirent. Philippe n’osait rien dire.

— Tu vois ? grommela Maigret.

Debout au bord du trottoir, il ajouta :

— C’est le travail de l’homme que tu as bousculé, tu comprends. Logiquement, on ne devrait rien savoir avant huit heures.

Ils s’avançaient vers le Floria, mais ils s’arrêtèrent à cinquante mètres. On distinguait le képi d’un sergent de ville devant la porte. Sur l’autre trottoir, il y avait un rassemblement.

— Que dois-je faire ?

— Ton patron est sûrement sur les lieux. Rejoins-le et dis-lui…

— Mais, vous, mon oncle ?

Maigret haussa les épaules, continua :

— … Dis-lui la vérité…

— Et s’il me demande où je suis allé ensuite ?

— Tu répondras que tu es venu me chercher.

L’accent était résigné. Ils étaient partis du mauvais pied, voilà tout ! C’était une histoire stupide à faire grincer des dents.

— Je vous demande pardon, mon oncle !

— Pas de scène d’attendrissement dans la rue ! Si l’on te laisse libre, rendez-vous à la Chope-du-Pont-Neuf. Au cas où je n’y serais pas, tu trouverais un mot.

Ils ne se serrèrent même pas la main. Philippe fonça en avant vers le Floria, vers le sergent de ville qui ne le connaissait pas et qui voulut lui barrer le passage. L’inspecteur dut montrer sa médaille, disparut à l’intérieur.

Quant à Maigret, les mains dans les poches, il restait à distance, comme les badauds. Il attendait. Il attendit presque une demi-heure, sans rien savoir de ce qui se passait dans la boîte.

Le commissaire Amadieu sortit le premier, suivi d’un petit homme très quelconque qui avait l’air d’un garçon de café.

Et Maigret n’avait pas besoin d’explications. Il savait que c’était le passant qui avait bousculé Philippe. Il devinait la question d’Amadieu.

— C’est bien ici que vous l’avez heurté ?

Signe affirmatif du garçon de café. Geste du commissaire Amadieu pour appeler Philippe qui était resté à l’intérieur et qui se montra, aussi ému qu’un élève du Conservatoire, tout comme si la rue entière eût été au courant des soupçons qui allaient peser sur lui.

— C’est bien Monsieur qui sortait à ce moment ? devait dire Amadieu en tirant sur ses moustaches brunes.

Le garçon de café affirmait toujours.

Il y avait deux autres inspecteurs. Le commissaire divisionnaire regarda sa montre et, après un bref conciliabule, le garçon de café s’éloigna, pénétra dans le bureau de tabac, cependant que les policiers rentraient au Floria.

Un quart d’heure plus tard, deux autos arrivaient coup sur coup. C’était le Parquet.

— Faut que je retourne là-bas pour répéter mes déclarations, confiait le garçon de café au serveur du Tabac Fontaine. Encore un blanc-vichy, en vitesse !

Et, gêné par le lourd regard de Maigret, qui buvait un bock près de lui, il demanda plus bas :

— Qui est-ce, ce type-là ?

II

Maigret, avec l’application d’un écolier, dessinait un rectangle et, quelque part au milieu de ce rectangle, traçait une petite croix. La tête un peu penchée, il regardait alors son œuvre en faisant la moue. Le rectangle représentait le Floria, et la croix, c’était Pepito. Tout au bout du rectangle, Maigret en indiquait un autre plus petit : le bureau. Et dans ce bureau, enfin, un point figurait le revolver.

Cela ne servait à rien. Cela ne voulait rien dire. L’affaire n’était pas un problème de géométrie. Maigret s’obstinait quand même, roulait son papier en boule, recommençait le dessin sur un autre.

Seulement, il ne pensait plus au sens du rectangle et des croix. La tête inclinée, l’air appliqué, il essayait de saisir par-ci par-là une bribe de phrase, un regard, de surprendre une attitude.

Il était seul à son ancienne place, au fond de la Chope-du-Pont-Neuf. Et il était trop tard pour se demander s’il avait eu raison ou tort d’y venir. Tout le monde l’avait vu. Le patron lui avait serré la main.

— Ça va, les poules et les lapins ?

Maigret était près de la fenêtre, et il apercevait le Pont-Neuf tout rose de soleil, le grand escalier du Palais de Justice, la porte du Dépôt. Une serviette blanche sous le bras, le visage épanoui, le patron de la brasserie croyait se faire aimable en ajoutant :

— Alors, content, quoi ! On est venu faire un tour pour revoir les camarades !

Les inspecteurs de la voie publique et des garnis n’avaient pas perdu l’habitude de faire une belote à la Chope avant de se mettre en route. Il y en avait de nouveaux que Maigret ne connaissait pas, mais les autres, après l’avoir salué, avaient parlé bas à leurs collègues.

C’est alors qu’il avait dessiné son premier rectangle, sa première croix. Les heures avaient passé. Au moment de l’apéritif, ils étaient une dizaine de la « maison » dans la salle. Le brave Lucas, qui avait travaillé cent fois avec le commissaire, s’était approché de lui, un peu gêné.

— Comment allez-vous, patron ? Vous êtes venu prendre l’air de Paris ?

Et Maigret, entre deux bouffées de fumée, s’était contenté de grogner :

— Qu’est-ce qu’Amadieu raconte ?

Ce n’était pas la peine de lui mentir. Il voyait bien les têtes et il connaissait assez la PJ pour deviner ce qui se passait. Il était midi, et Philippe ne s’était pas encore montré à la Chope.

— Vous savez comment il est, le commissaire Amadieu. On a eu quelques ennuis à la boîte, ces derniers temps. Ça ne tire pas fort avec le Parquet. Alors…

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Que vous étiez ici, bien entendu. Que vous alliez essayer de…

— Je connais son mot : il a dit « faire le malin ».

— Il faut que je parte, balbutia Lucas qui perdait contenance.

Et Maigret commandait un nouveau demi, s’absorbait dans la confection de ses rectangles, cependant qu’on parlait de lui à la plupart des tables.

Il déjeuna à la même place, que le soleil avait atteinte. Le photographe de l’Identité judiciaire mangeait un peu plus loin. En prenant son café, Maigret se répétait, le crayon à la main :

— Pepito était ici, entre deux rangs de tables. L’assassin était caché n’importe où. Ce ne sont pas les cachettes qui manquent. Il a tiré, ignorant la présence de cet idiot de Philippe, puis il s’est dirigé vers le bureau, où il voulait prendre quelque chose. Il venait de poser son revolver sur le meuble quand il a entendu du bruit, et il s’est caché à nouveau. Dès lors, tous les deux en somme ont joué à cache-cache…

C’était simple. Inutile de chercher une autre explication. L’assassin avait fini par gagner la porte sans être vu et il avait atteint la rue tandis que Philippe s’attardait.

Jusque-là, rien d’extraordinaire. Le premier imbécile venu en aurait fait autant. Ce qui était plus fort, c’était la suite : l’idée de faire en sorte que quelqu’un reconnût Philippe et témoignât contre lui.

Or, quelques instants plus tard, c’était réalisé. L’assassin avait trouvé son homme, en pleine nuit, dans une rue déserte. Celui-ci bousculait le policier à sa sortie et se précipitait vers le sergent de ville en faction place Blanche.

— Dites donc, monsieur l’agent, je viens de voir un type qui sortait du Floria comme quelqu’un qui a fait un mauvais coup. Il était si pressé qu’il n’a pas pris la peine de refermer la porte.

Maigret, sans regarder ses collègues qui buvaient des demis dans la salle, devinait que les anciens chuchotaient aux jeunes : « Tu as entendu parler du commissaire Maigret ? C’est lui ! »

Et Amadieu, qui ne l’aimait pas, avait dû annoncer dans les couloirs de la Police judiciaire : « Il va essayer de faire le malin. Mais on verra ! »

À quatre heures, Philippe n’était pas encore là. Les journaux sortirent de presse avec les détails sur l’affaire, y compris la confession de l’inspecteur. Encore un coup d’Amadieu.

Quai des Orfèvres, on s’agitait, on donnait des coups de téléphone, on compulsait des dossiers, on entendait des témoins et des indicateurs.

Maigret en avait les narines frémissantes et il se tassait sur la banquette, faisait patiemment des petits dessins du bout de son crayon.

Coûte que coûte, il devait retrouver l’assassin de Pepito. Or, voilà qu’il n’était pas en train, qu’il avait peur, qu’il se demandait s’il réussirait. Il guettait les jeunes inspecteurs et il essayait de savoir ce qu’ils pensaient de lui.

À six heures moins le quart seulement, Philippe arriva et resta un moment debout dans la salle, comme ébloui par la lumière. En s’asseyant près de Maigret, il tenta de sourire, balbutia :

— Cela a été long !

Il était si las qu’il se passait la main sur le front comme pour ramasser ses idées.

— Je sors du Parquet. Le juge d’instruction m’a interrogé pendant une heure et demie. Il m’avait d’abord fait attendre deux heures dans le couloir.

On les observait. Et pendant que Philippe parlait, Maigret regardait les gens en face.

— Vous savez, mon oncle, c’est beaucoup plus grave que nous le pensions.

Chaque mot pour le commissaire était riche de résonance. Il connaissait le juge Gastambide, un petit Basque méticuleux, méprisant, qui pesait ses mots, préparait pendant plusieurs minutes la phrase qu’il allait prononcer, la laissait tomber enfin avec l’air de dire : « Qu’est-ce que vous pouvez répondre à cela ? »

Et il connaissait le couloir, là-haut, encombré de prévenus encadrés de gendarmes, les bancs garnis de témoins impatients, de femmes en larmes. Si l’on avait fait attendre Philippe, c’était exprès.

— Le juge m’a prié de ne m’occuper d’aucune affaire, de ne tenter aucune démarche avant la fin de l’instruction. Je dois me considérer comme étant en congé et me tenir à sa disposition.

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