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Monsieur Gallet, décédé - Simenon

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— Vous êtes devenue la maîtresse de Gallet ?

— Le mot ne me fait pas peur. Nous sommes aussi unis, lui et moi, que si nous étions passés par la mairie. Voilà trois ans que nous nous voyons chaque jour, qu’il prend tous ses repas avec moi…

— Il n’habite pourtant pas chez vous, rue de Turenne ?

— A cause de sa famille. Ce sont des gens à principes sévères, comme mes parents. Henry a préféré éviter des tiraillements avec les siens en leur laissant ignorer notre liaison. Il a toujours été convenu, néanmoins, que, quand les obstacles n’existeront plus et que nous aurons de quoi aller vivre dans le Midi, nous nous marierons…

Même devant les questions les plus indiscrètes, il n’y avait aucun embarras dans son attitude. A certain moment, comme le regard du commissaire glissait sur ses jambes, elle baissa sa robe, d’un geste simple.

— Je suis obligé d’entrer dans les détails… C’est chez vous que Henry prenait ses repas… Intervenait-il dans les frais ?…

— C’est fort simple ! Je tenais des comptes, comme dans tout ménage organisé. Et, en fin de mois, il me remboursait la moitié de ce qui avait été dépensé pour la table…

— Vous avez parlé de vivre dans le Midi. Henry parvenait donc à mettre de l’argent de côté ?

— Tout comme moi ! Vous avez pu remarquer qu’il n’a pas une très forte constitution. Les médecins lui recommandent le grand air. Mais on ne va pas vivre au grand air quand on doit gagner sa vie et qu’on n’a pas un métier manuel. J’aime la campagne, moi aussi… Nous vivions donc modestement. Je vous ai dit que Henry était démarcheur… La Banque Sovrinos est une petite banque qui s’occupe surtout de spéculation… Il était donc à la source et tout ce que nous pouvions économiser de part et d’autre servait à jouer en Bourse…

— Comptes séparés ?

— Naturellement ! Nous ne pouvons pas savoir, n’est-ce pas ? ce que l’avenir nous réserve…

— Quel capital avez-vous constitué de la sorte ?

— C’est difficile à préciser, car l’argent est en titres qui changent de valeur d’un jour à l’autre. De quarante à cinquante mille francs…

— Et Gallet ?

— Davantage ! Il n’osait pas toujours m’embarquer dans des spéculations trop hasardeuses, comme les mines de La Plata, en août dernier… Il doit avoir, à l’heure qu’il est, une centaine de mille francs…

— Et à quel chiffre avez-vous décidé de vous arrêter ?

— Cinq cent mille… Nous comptions travailler trois ans encore…

Maigret la regardait maintenant avec un sentiment qui confinait à l’admiration. Mais une admiration particulière, fortement teintée de répulsion.

Elle avait trente ans ! Henry en avait vingt-cinq ! Ils s’aimaient ou à tout le moins ils avaient décidé de faire leur vie ensemble ! Et leurs rapports étaient réglés comme ceux de deux associés dans une affaire commerciale !

Elle en parlait simplement, avec même une certaine fierté.

— Il y a longtemps que vous êtes à Sancerre ?

— Je suis arrivée le 20 juin pour un mois.

— Pourquoi n’êtes-vous pas descendue à l’Hôtel de la Loire, ou au Commerce ?

— C’est trop cher pour moi ! A la Pension Germain, au bout du village, je ne paie que vingt-deux francs par jour…

— Henry est venu le 25 ? A quelle heure ?

— Il n’est libre que le samedi et le dimanche. Or, le dimanche, il est convenu qu’il passe la journée à Saint-Fargeau. Il a débarqué samedi matin. Il est reparti le soir au dernier train.

— C’est-à-dire ?

— A 11h32… Je l’ai reconduit à la gare…

— Vous saviez que son père était ici ?

— Henry m’a dit qu’il l’avait rencontré. Il était furieux, car il était persuadé que son père n’était venu que pour nous espionner. Or, Henry ne voulait pas voir sa famille se mêler de nos affaires…

— Les Gallet ignoraient-ils l’existence des cent mille francs ?

— Bien entendu ! Henry était majeur… N’était-ce pas son droit de faire sa vie ?…

— Dans quels termes votre amant parlait-il d’habitude de son père ?

— Il lui en voulait un peu de son manque d’ambition. Il disait que c’était sinistre, à son âge, de vendre encore ce qu’il appelait sa « quincaillerie ». Mais il était toujours très respectueux, surtout avec sa mère…

— Il ignorait donc qu’Emile Gallet n’était, en réalité, qu’un escroc ?…

— Un escroc ?… Lui ?

— … Et que, depuis dix-huit ans, il ne s’occupait plus de sa « quincaillerie » ?…

— Ce n’est pas possible !

Jouait-elle un rôle en regardant le lugubre mannequin avec une sorte d’admiration ?

— Je suis abasourdie, commissaire !… Lui !… Avec ses manies, ses vêtements ridicules, ses allures de retraité pauvre !…

— Qu’avez-vous fait dans l’après-midi de samedi ?

— Nous nous sommes promenés sur la hauteur, Henry et moi. C’est quand il m’a quittée pour se rendre à l’Hôtel du Commerce qu’il a rencontré son père… Nous nous sommes retrouvés à huit heures du soir et nous avons erré à nouveau, de l’autre côté de l’eau cette fois, jusqu’au départ du train…

— Vous n’êtes pas passés à proximité de cet hôtel ?

— Il valait mieux éviter une rencontre.

— Vous êtes revenue seule de la gare. Vous avez franchi le pont…

— Et j’ai tourné tout de suite à gauche pour regagner la Pension Germain… Je n’aime pas circuler seule la nuit…

— Vous connaissez Tiburce de Saint-Hilaire ?

— Qui est-ce ? Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là… J’espère, commissaire, que vous ne soupçonnez pas Henry ?…

Son visage s’était animé, mais elle gardait tout son sang-froid.

— Si je suis ici, c’est en grande partie parce que je le connais… Il a presque toujours été malade et son caractère est devenu sombre, défiant… Ensemble, nous restons parfois des heures sans parler…

» C’est une coïncidence qu’il ait justement rencontré son père ici… Mais une coïncidence qui, je le sais peut paraître louche.

» Il est trop fier pour se défendre… J’ignore ce qu’il vous a dit… A-t-il seulement répondu à vos questions ?… Ce que je puis vous jurer, moi, c’est qu’il ne m’a pas quittée de huit heures du soir jusqu’au moment de prendre son train… Il était nerveux… Ce qu’il craignait, c’est que sa mère soit mise au courant de notre liaison, car il a toujours eu beaucoup d’affection pour elle et il prévoyait qu’elle essaierait de le détourner de moi…

» Je ne suis plus une jeune fille ! Il y a cinq ans de différence entre nous ! Enfin, j’ai été sa maîtresse…

» J’ai hâte d’apprendre que l’assassin est sous les verrous, surtout pour Henry, qui est assez fin pour comprendre que sa rencontre avec son père doit fatalement faire naître d’odieux soupçons…

Maigret continuait à la regarder avec un même étonnement. Et il se demandait pourquoi cette démarche, assez méritoire, en somme, ne parvenait pas à l’émouvoir.

Même en prononçant les dernières phrases avec un rien de véhémence, Eléonore Boursang restait maîtresse d’elle. Il s’arrangea pour découvrir une grande photo de l’Identité judiciaire représentant le cadavre tel qu’il avait été trouvé, et le regard de la jeune femme glissa sans s’arrêter sur cette image impressionnante.

— Vous n’avez rien trouvé ?

— Connaissez-vous M. Jacob ?

Elle lui offrit son regard, comme pour l’inviter à y lire la sincérité.

— Je ne connais pas ce nom-là. Qui est-ce ? L’assassin ?

— Peut-être ! laissa-t-il tomber en marchant vers la porte.

Eléonore Boursang sortit comme elle était entrée.

— Me permettez-vous, commissaire, de venir parfois vous demander des nouvelles ?

— Quand il vous plaira !

Le brigadier attendait patiemment dans le corridor. Lorsque la visiteuse eut disparu, il lança un coup d’œil interrogateur au commissaire.

— Que vous a-t-on dit à la gare ? questionna celui-ci.

— Le jeune homme a pris le train de Paris à 11h32, avec un billet de retour de troisième classe.

— Et le crime a été commis entre onze heures et minuit et demi ! murmura rêveusement le commissaire. En se pressant, on va d’ici à Tracy-Sancerre en dix minutes. L’assassin a pu faire son coup entre 11 heures et 11h20… S’il faut dix minutes pour aller à la gare, il n’en faut pas plus pour en revenir… Donc Gallet a pu être tué entre minuit moins le quart et minuit et demie, par quelqu’un revenant de la gare…

» Seulement, il y a l’histoire de la grille !

» Et puis ! que diable Emile Gallet allait-il faire sur le mur ?

Le brigadier s’était assis à la même place qu’auparavant et approuvait en attendant la suite. Mais il n’y eut pas de suite.

— Allons prendre l’apéritif ! dit Maigret.

VI

Le rendez-vous sur le mur

— Toujours rien ?

— Obole !

— Quel mot avez-vous dit tout à l’heure ?

— Préparatifs ! Du moins je le suppose ! Tifs manque… Cela peut être tion

Maigret soupira, haussa les épaules, abandonna la chambre fraîche où, depuis le matin, un grand garçon maigre et roux, au visage chiffonné, au flegme nordique, était penché sur la table et se livrait à un travail qui eût découragé un moine.

Il s’appelait Joseph Moers et son accent trahissait ses origines flamandes.

Employé dans les laboratoires de l’Identité judiciaire, il était venu à Sancerre sur la demande de Maigret, s’était installé dans la chambre du mort, où il avait rangé ses instruments dont un drôle de réchaud à alcool.

Depuis sept heures du matin, il ne levait guère la tête que quand le commissaire entrait brusquement ou passait le torse par la fenêtre ouvrant sur le chemin des orties.

— Rien ?

— Je vous

— Hein ?

— Je viens de trouver je vous… Et encore ! l’s manque…

Il avait étalé sur la table des feuilles de verre, très minces, qu’il enduisait au fur et à mesure d’une colle fluide chauffée sur le réchaud.

De temps en temps, il marchait jusqu’à la cheminée, cueillait délicatement un des morceaux de papier brûlé et le posait sur une plaque.

La cendre était fragile, cassante, près de s’émietter. Il fallait parfois cinq minutes pour l’amollir en l’enveloppant de vapeur d’eau. Et elle se trouvait alors collée sur le verre.

En face de lui, Joseph Moers avait une trousse qui était un véritable laboratoire portatif. Les plus grands morceaux de papier carbonisé avaient sept à huit centimètres. Les plus petits n’étaient que poussière.

Obole… Prépara… Je vous…

C’était là le résultat de deux heures de travail, mais, contrairement à Maigret, Moers était sans impatience et ne bronchait pas à l’idée qu’il n’avait examiné que la centième partie environ du contenu de la cheminée.

Longtemps, une grosse mouche violette, à reflets métalliques, bourdonna autour de sa tête. Trois fois elle se posa sur son front plissé et il n’esquissa pas un geste pour la chasser. Peut-être ne s’en aperçut-il même pas ?

— L’ennuyeux c’est que, quand vous entrez par la porte, vous provoquez un courant d’air ! dit-il pourtant à Maigret. Vous m’avez déjà fait perdre ainsi un bout de cendre…

— Ça va ! J’entrerai par la fenêtre !…

Ce n’était pas une boutade. Il le fit. Les dossiers étaient toujours dans cette chambre que Maigret avait choisie comme cabinet de travail et où l’on n’avait même pas touché aux vêtements étendus sur le sol et piqués d’un poignard.

Le commissaire était impatient de connaître le résultat de l’expertise qu’il avait fait entreprendre, et, en attendant, il ne tenait guère en place.

Un quart d’heure durant, on le voyait se promener tête basse, les mains derrière le dos, dans l’allée ensoleillée. Puis il enjambait l’appui de la fenêtre, la peau cuite par le soleil, luisante, s’épongeait, grognait :

— Ça ne va pas vite !…

Moers entendait-il ? Ses gestes restaient aussi précieux que ceux d’une manucure et il ne s’inquiétait que des plaques de verre qui se couvraient de taches noires, aux contours irréguliers.

Maigret s’agitait surtout parce qu’il n’avait rien à faire, ou plutôt qu’il préférait ne rien tenter avant d’être fixé sur les papiers brûlés la nuit du crime.

Et, tandis qu’il arpentait le chemin où le feuillage des chênes faisait danser des taches d’ombre et de lumière sur toute sa personne, il ressassait sans fin les mêmes idées.

— Henry et Eléonore Boursang peuvent avoir tué Gallet avant de se rendre à la gare… Eléonore peut être venue le tuer seule après le départ de son amant… Enfin, il y a ce mur et cette clé ! Et il y a par surcroît un M. Jacob dont Gallet cachait si peureusement les lettres…

Dix fois, il alla examiner la serrure de la grille sans rien découvrir de nouveau. Puis, comme il passait à l’endroit où le mur avait été escaladé par Emile Gallet, il prit soudain un parti, retira son veston et posa la pointe du pied droit à la première jointure des pierres.

Il pesait ses cent kilos ; néanmoins, il n’eut aucune peine à saisir des branches qui pendaient, et, dès qu’il les eut en main, ce fut un jeu de terminer l’ascension.

Le mur était construit en moellons irréguliers recouverts d’une couche de chaux. Le sommet était formé d’un rang de briques posées de chant. La mousse l’avait envahi, et il y avait même des graminées assez vivaces.

De sa place, Maigret distingua parfaitement Moers occupé à déchiffrer quelque chose à la loupe.

— Du neuf ? lui cria-t-il.

— Un « s » et une virgule…

Au-dessus de sa tête, le commissaire avait, non plus le feuillage d’un chêne, mais celui d’un hêtre énorme dont le tronc se dressait dans la propriété.

Il s’agenouilla, car le mur n’était pas large et il n’était pas sûr de son équilibre, examina la mousse à sa gauche et à sa droite, grommela :

— Tiens ! Tiens !…

La découverte n’était pas sensationnelle. Il constatait seulement que la mousse avait été piétinée et même arrachée en partie à un endroit précis, juste au-dessus des éraflures de la pierre, mais nulle part ailleurs.

Comme cette mousse était fragile, ainsi qu’il l’expérimenta, cela lui procurait la certitude absolue qu’Emile Gallet ne s’était pas promené sur le mur, qu’il n’y avait même pas couru un mètre dans un sens ou dans un autre.

— Reste à savoir s’il est redescendu du côté de la propriété…

Cet endroit n’était plus à proprement parler le parc. Sans doute parce que le terrain était caché par de nombreux arbres, on le faisait servir de débarras.

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